Un chercheur de merveilleux

Le peintre allemand Woldemar Winkler est mort



Woldemar Winkler, peintre, dessinateur, assemblagiste, sculpteur et fabriquant d'objets, né le 17 juin 1902 près de Dresde et qui a vécu, depuis plus d'un demi-siècle, à Gütersloh en Westphalie, est décédé, le 30 septembre 2004, l'âge biblique de cent-deux ans. Il y a trois ans, il a encore travaillé...

Aprés des études d'architecture, puis de peinture à Dresde, Winkler a été directeur, de 1929 à 1941, d'une école privée de dessin et de peinture, également dans la métropole saxonne. Bien qu'il exposât très peu dans ces années, il fut tracassé par les nazis qui, en 1938, détruisirent quelques-unes des œvres qu'il avait réalisées sur des bâtiments publics. En 1941, ce fut le service militaire qui mena le peintre en Norvège où il fut fait prisonnier de guerre deux ans plus tard. Lorsqu'en 1947, il revint à Dresde, cette très belle ville surnommée "Florence sur l'Elbe" n'était plus, après les bombardements alliés de février 1945, qu'un amas de décombres. Dême me, l'atelier de Winkler était complètement détruit et à peu près toutes les œvres réalisées jusque là avaient disparu à tout jamais. Cette perte traumatique empêchait le peintre pendant des années de poursuivre son travail créateur.

À considérer le peu qui nous est parvenu de son œvre d'avant la guerre, Winkler semble s' être distingué nettement des styles et des tendances artistiques dominant en Allemagne à cette époque-là. Vu le caractère onirique et introspectif de ces tableaux, dessins et collages où s'allient alogiquement, de manière tantôt ludique, tantôt angoissée, des éléments disparates de la réalité, on est tenté de rapprocher leur auteur au surréalisme. Mais Winkler affirme qu'à ce moment-là, il ne connaissait à peine le nom de ce mouvement. L'intérêt porté par les artistes et les écrivains aux côtés obscurs de l'homme et du réel, dit-il, était sans doute "dans l'air" à cette période de catastrophes.

Bien qu'on lui proposât, en 1947, un poste de profeseur à l'École des Arts décoratifs de Dresde, Winkler se décida de quitter cette ville qu'il aimait pourtant, parce qu'il avait l'impression que de nouvelles restrictions de la liberté politique et artistique le menaçaient dans une Allemagne de l'Est dominée de plus en plus, déjà, par le stalinisme. Il choisit donc de vivre en deçà du futur rideau de fer, épousa une Westphalienne et, en 1949, s'établit à Gütersloh où il vit depuis, longtemps fort isolé dans cette ville de province, tel un ermite, de tous les foyers intellectuels et artistiques et délibérément sans contact avec les grands bazars de l'art.

Au cours des années 50, le peintre retrouvait peu à peu son ancien esprit créateur et puis travaillait, comme il dit, "sous une contrainte intérieure et avec la plus grande intensité", comme pour rattraper le temps perdu. Vers 1960, il parvenait à se créer un langage pictural tout à fait personnel – langage peu commun dans son expressivité poétique au-delà de tout esthétisme et qui caractérise la totalité de ce qu'on n'ose pas appeler l' œvre de vieillesse de ce peintre, tant elle est pénétrée d'un esprit de jeunesse et d'aventure, qui évite les répétitions et la routine qu'on rencontre si fréquemment chez les artistes âgés. Quantitativement énorme, cette œvre est d'une richesse de formes et de modes d'expression, qui pourrait faire croire qu'il s'agit de la production de plusieurs peintres et aussi que tout ce que Winkler a fait antérieurement n'est que période préparatoire ou prélude.

D'une vigueur poétique toute particulière sont les grands assemblages des années 60, 70 et 80, compositions à trois dimensions enchâssées dans des boîtes verre, qui naissent, tels des organismes foisonnants, de la fusion des matériaux les plus banals – souvent de simples déchets – et entraînent le spectateur dans un monde magique où celui-ci rencontre des "mystères indicibles" et se perd dans "les labyrinthes d'un paysage jamais vu" (Winkler sur lui-même), où règnent l'énigme et parfois la peur, mais d'où l'humour n'est point absent. "J'ai un vice", nous a déclaré le peintre: "c'est la sensualité." Ce "vice" qui exalte l' "éternel féminin" et qui s'élève souvent à un érotisme somptueux, imprègne également une grande partie des autres œvres de Winkler: peintures l'huile, l'acrylique et à la tempera de tous les formats, dessins, collages, objets et sculptures. Elles oscillent, dans de multiples gradations et sans que Winkler y voit une contradiction, entre une figuration toujours riche en "irrationnalité concrète" et une abstraction suggestive et évocatrice, tendant vers l' une ou vers l'autre selon que le peintre s'exprime plutôt comme narrateur et dramaturge ou bien comme poète lyrique.

Winkler sait qu'avec de telles créations, plus encore qu'avec les rares pièces d'avant la guerre qui subsistent, il est une sorte de cousin des Surréalistes, quoiqu'après 1947 non plus, il n'avait longtemps point de contacts avec ces derniers, à l'exception d'une brève rencontre avec Max Ernst en 1970, à la galerie d'Alphonse Chave à Vence, où tous les deux exposaient. À cette occasion, d'ailleurs, le grand maître rhénan n'hésita pas à ranger ce qu'il vit de l'œvre de Winkler au mème niveau imaginatif et poétique que la sienne. Cette affinité au surréalisme apparaît également dans les commentaires que Winkler a rédigés au sujet de son travail d'artiste ("Ce qui m'importe, c'est de me demander dans quelle mesure il m'est possible de trouver un chemin nouveau [...] qui me mène à un but où j'arrive à pousser une porte et à révéler quelque chose de caché. Je ne recherche pas des lois esthétiques. L'intérêt, pour moi, n'est pas de fabriquer de l'art...") et qui le révèlent en même temps, au même degré que Ernst, comme héritier du Romantisme allemand. "Tiens les yeux fermés si tu veux voir davantage", dit-il par exemple, rappelant un des principes de Caspar David Friedrich, et il ajoute que, pour à lui, peindre c'est "creuser des trous dans la logique" ou bien, aux termes de Friedrich Schlegel, "de suspendre le cours et les lois de la raison raisonnante" pour arriver une vision plus large – et plus près de la vie – de l'homme et du réel, vision qui présuppose une "descente vertigineuse en nous" (André Breton): "C'est vers l'intérieur", disait déjà Novalis, "que se dirige le chemin mystérieux. En nous ou nulle part se trouve l'éternité avec ses mondes, le passé et l'avenir." Ce chemin est tout fait celui de Woldemar Winkler.

Longtemps, son œvre ne fut connue qu'à quelques "initiés" – surtout en France, d'ailleurs, où à un moment donné le peintre a exposé plus souvent qu'en Allemagne (chez Alphonse et Pierre Chave notamment). Durant les deux dernières décennies, cependant, cette œvre a pu être présentée aussi, par d'innombrables expositions personnelles, à un public allemand plus large. À l'occasion du centième anniversaire de l'artiste eurent lieu à peu près une vingtaine d'autres expositions, par exemple à Dresde et Francfort. La plus importante, comprenant une centaine d' œvres majeures et un assez grand nombre de pièces anciennes découvertes, il y a quatre ans, dans une maison de Dresde et jamais exposées auparavant – appartenant surtout à la Fondation Winkler – fut présentée, une fois de plus, en France: au Musée de l'Hospice Saint-Roch, à Issoudun près de Bourges.

En 1988, dans une interview, Woldemar Winkler nous fit part d'un vœu qui le hantait alors et qui, en 2002, s'est miraculeusement accompli: "J'ai encore tant d'idées et tant de choses à faire et peut-être à écrire aussi que... on devrait bien atteindre l'âge de cent ans..."

© Heribert Becker 2004

Startseite Zurück zur letzten Seite    Zurückzum Seitenanfang